UNE NOUVELLE DE DANIEL

Publié le par AACCE

Le juste et l'injuste

 J'aime beaucoup faire pipi en plein air. Surtout dans mon jardin. Le nez dans les nues, je me dis que ce minuscule coin de ciel bleu est à moi. C'est vrai que dans le ciel, même pur, il me semble voir toujours flotter une fumée légère, impalpable, implacable. Cependant, quand je pense à ce que j'ai fait, il y a combien déjà ? 60 ans ! Le ciel me semble plus pur.

 

Ma famille, c'est-à-dire le cercle primaire, père, mère, sœur et moi habitions juste à côté du ghetto, quartier Wolinski à Lodz. C'était une rue un peu particulière, car métissée de Russes, d'Allemands, de Polonais bien sûr, et de quelques juifs dont on avait toléré l'installation par quelques détours obscurs de l'Histoire.

Mon voisin, Gregor Lébinski, un goy*, était du mieux avec tout le monde, juifs compris. Il faut dire que quand on tient commerce de tissus, on se doit d'être bien avec tout le monde. Gregor était un goy peu croyant, un peu comme nous, et ce qui nous rapprochait. Ce qui nous rapprochait aussi, c'est que nous habitions la même maison, et partagions la même cour. Son magasin donnait sur la rue, contrairement à notre atelier de tailleurs, mais notre logement était plus vaste que le sien, et c'est notre porte cochère qui donnait sur la rue. Même goy, en Pologne à cette époque, on ne pouvait tout avoir. En tout cas, j'ai toujours pensé qu'il n'entrait pas de calculs dans sa bonhomie de marchand goy, et que sa gentillesse de voisin, n'était pas pure affectation.

Le ciel s'était déjà bien obscurci, pour nous les juifs, en Pologne à cette époque. D'aucuns, et depuis les années vingt, avaient déjà émigré, soit pour ne pas se battre contre les bolcheviks, soit pour fuir la misère, tous pour éviter les pogroms, qui se déclenchaient comme ça, de temps en temps. Sans doute pour faire passer le temps, ou bien quand les polonais n'avaient plus d'argent.

Maintenant, l'orage venait d'Allemagne. Les nazis avaient mis en marche leur course à "l'espace vital", et l'on ne pouvait rien attendre de bon de leur venue à Wroclaw.

Gregor nous fit alors une proposition qui nous parut bonne, voire inespérée, tant les problèmes s'accumulaient, à Lodz. Nous avions déjà parlé de nombreuses fois avec notre voisin de ce qui se passait en Allemagne où les nazis "aryanisaient " les biens juifs- c'est-à-dire qu'ils volaient dans la légalité- avant de leur proposer la valise ou le cercueil, puis bien vite, le cercueil ou la fosse commune. Comme cela, plus besoin de penser aux biens matériels…

Après un rapide conseil de famille (3 voix pour, une abstention- la mienne-) nous avons accepté le marché : Mr. Lebinski prenait à son nom notre atelier, et notre appartement, et nous devenions provisoirement ses employés et locataires. La guerre terminée, nous retrouverions nos biens. Nous en avions pour preuves une attestation, certes pas signée par le greffier, mais que mon père avait demandée, sur mes instances, il faut bien le dire, après mille circonvolutions verbeuses.

Monsieur Gregor avait signé de bonne grâce, s'en voulant même nous dit-il de ne pas y avoir pensé le premier. Un petit verre de vodka avait scellé le contrat, puis mon père était parti s'engager dans l'armée polonaise pour combattre l'envahisseur teuton. Il m'avait laissé le soin (et les sous), de partir en pionnier pour l'Argentine ou l'Europe de l'ouest. De là, je ferais, en tout cas tel était notre plan, venir ma mère, et ma sœur. Après tout, j'avais déjà 18 ans, et quelques années de travailleur débrouillard…

Mais voilà, l'Histoire s'était accélérée, et nous avait jeté dans la précipitation. Quelques jours après mon départ pour Gdansk, le port de notre salut, je fus arrêté par l'avance des troupes allemandes. Même retourner à Lodz n'était plus possible. Quand les autorités de la petite ville de Swiece ont demandé à tous les non résidents de se faire connaître pour être rapatriés, Samuel (un compagnon d'infortune) et moi nous sommes regardés, et, sans un mot, nous avons fourré quelques affaires dans un havresac, et fait route vers la forêt la plus proche. Demain, il serait bien temps de voir.

Le temps de voir a duré 5 ans. Cinq années d'errance, de froid et de faim. D'amitié aussi, car rapidement nous nous sommes formés en groupe de Partisans. Nos exploits n'ont certes pas changé le cours de la guerre, mais, quand bien même nous n'aurions fait que de survivre, cela déjà aurait été une victoire. Mais nous avions fait mieux que cela, nous avions combattu…

J'ai gardé de cette époque, le goût du plein air (le goût de pisser en plein air), et aussi la propriété d'un pistolet. C'est un Mauser, un lourd pistolet allemand que j'avais pris sur le cadavre d'un soldat, lors d'un de nos combats. Quand je pense qu'un siècle auparavant, j'avais les yeux brouillés à la vue d'une souris morte !

Dans les forêts, la peur avait assez vite disparu, remplacée par l'espoir, puis par une certaine indifférence, presque de l'indolence.

Et puis, à force de tenir, on a vaincu. Nous étions depuis peu, rattachés à une unité soviétique, et les soldats étaient fous de joie. Chez les partisans, c'était plutôt l'hébétude, et pour les quelques juifs du groupe, l'inquiétude sur ce que nous allions retrouver, tempérait le bonheur et l'ivresse de l            a libération. Les rumeurs sur les massacres de masse, et sur les camps de concentration avaient franchi le silence des forêts, et les hivers interminables.

C'est égal, j'avais hâte de revenir à Lodz. Ou du moins ce qui restait de Lodz.

Quand j'ai été démobilisé, je n'ai pas voulu quitter mon uniforme presque neuf, ni me séparer de mon Mauser que je n'avais jamais déclaré officiellement. Après tout, c'était mon butin de guerre, et il m'avait coûté 5 ans, et bien des misères.

Quand j'ai revu Lodz, je n'ai pas été surpris de voir le champ de ruines qu'était devenu le ghetto. La Pologne entière était en ruines, alors les lieux juifs…

L'antenne de l'armée à Lodz m'avait déjà informé de la mort de mon père à la guerre. En héros, bien sûr, comme tous les morts de la guerre…Puis les mêmes gendarmes m'avaient adressé à un service spécialisé dans la recherche des survivants juifs, et de l'aide aux familles. On m'apprit très vite, et avec peu de précautions, que ma mère, et ma sœur, avaient été massacrées, suite à une dénonciation, la semaine même de l'arrivée des allemands dans la ville.

Alors, j'ai été subitement, débordé par le trop plein. A l'abri des regards, j'ai pleuré. Des ruisseaux de larmes, 5 ans de larmes, mes dernières larmes.

Rien ne me retenait plus dans cette Pologne, ou des milliers de fourmis anonymes avaient aidé les industriels du crime.

Avant de partir, cependant, il me restait à mettre mes affaires en ordre, si affaires il y avait encore. En arrivant à Lodz, j'avais tout de suite vu que la rue Sodewski n'avait pas trop souffert. Notre maison y était toujours là, éborgnée quelque peu, mais debout, vaillante et presque pimpante, malgré les poussières qui recouvraient la ville entière. Je n'avais pas osé m'en approcher, préférant apprivoiser d'abord ces lieux connus devenus étrangers et presque hostiles.

Pourtant, il fallait. La sonnette était restée là, un peu miraculée, et sa sonorité n'avait pas pris une ride.

-          Qui êtes-vous, et que voulez-vous, gronda une voix féminine à travers la porte.

-          Je suis un ami de Gregor Lébinski, habite-t-il toujours ici ? Criai-je à la porte toujours close.

Un pas plus vif, la porte qui s'entrebâille, et la voix de Gregor, sortant de l'ombre m'enjoignit sur un ton sec de dire qui j'étais et ce que je voulais.

-          Monsieur Gregor, dis-je d'une voix que j'aurais voulu plus ferme, c'est moi, Daniel Kowalski, vous souvenez-vous de moi, et de ma famille qui habitait ici ?

-          Il n'y a jamais eu de famille Kowalski ici, gronda-t-il. Foutez le camp, où j'appelle la milice. Maintenant que les Allemands sont partis, on mérite bien la paix, foutez-moi le camp !

 La porte claqua bêtement, me laissant là le cœur battant, les jambes nouées, et l'esprit naufragé.

Peut-être, monsieur Potnika m'en dira-il un peu plus, pensais-je en me reprenant. Un siècle avant, il habitait à deux pas, et je gardais le souvenir d'un voisin discret et bienveillant.

Sa maison était en ruines, mais une lumière falote m'indiquait qu'il y avait là trace d'humains.

-          Y a t'il quelqu'un ? Monsieur Potnika ? hurlai-je en direction des ruines.

J'aperçu un rideau, ou plutôt une loque qui faisait office de porte s'entrouvrir sur un visage terreux, mangé de barbe.

-          Monsieur Potnika ? oui. Sans son acquiescement, je n'aurais pas reconnu en ce vieillard pitoyable, l'homme alerte que j'avais quitté.

-          Je suis Daniel Kowalski, le fils de votre voisin tailleur avant la guerre, vous souvenez-vous de moi ?

-          Grâce au ciel, tu es vivant. Par ces temps de malheur, c'est bien la première nouvelle heureuse que je reçois.

-          Qu'êtes-vous devenus, demandais-je, différant ma requête, et un peu surpris de cet accueil presque chaleureux.

Il me répondit d'une voix lasse que sa femme et lui s'en étaient sortis, mais que leurs enfants n'avaient pas survécu, et qu'il valait mieux parler d'autres choses. Que, oui, bien sûr, il savait pour ma mère et ma sœur, et que, oui, bien sûr, on aurait jamais cru cela de monsieur Gregor.

Le silence qui s'ensuivit devint pénible, comme une souffrance.

-          Qu'est-ce qu'on aurait jamais cru, osai-je d'une voix devenue un filet.

-          Il s'en est vanté Monsieur Gregor, dès le début de la guerre. Il clamait à tous vents que tout était la faute des juifs, et que tout le monde devait faire son devoir, comme lui, en dénonçant tous les juifs qui se cachaient. Et même ajoutait-il, s'ils se cachaient, c'est qu'ils se sentaient bien coupables.

-          Tu sais Daniel, à ajouté Monsieur Potnika, même aux pires moments, je n'ai jamais dénoncé de juifs.

D'un lent mouvement des paupières, j'ai acquiescé, puis lui ai lancé un "Dieu vous garde" tandis que le rideau se refermait sur sa désolation.

Je suis revenu calmement vers ma maison et, j'ai sonné de nouveau. La porte s"est ouverte aussitôt, à croire qu'il m'attendait.

-          Je vous avais dit de foutre le camp, hurla Gregor, je ne le répéterai plus.

Le Mauser tiède dans ma poche, tiède de la chaleur de ma cuisse, était glacé dans ma main.

-          Non, Gregor, tu ne le répéteras plus. Ni ça, ni autre chose. Et tu ne dénonceras plus jamais Gregor.

Je le visai au cœur, et je crus qu'il allait défaillir avant que je ne tire.

-          Mais attends, Daniel, je peux tout t'expliquer, ce n'est pas ce que tu crois, balbutia-t-il dans ce qu'on pouvait prendre pour un sanglot.

-          Deux balles, Gregor. L'une pour ma mère, l'autre pour ma sœur.

   Le fracas du tir a ébranlé les murs et a résonné très longuement dans ma tête.

Je suis parti sans courir, sans me retourner, sans entendre les cris.

  J'ai été accueilli chez un vague cousin, en Argentine. J'y ai fait ma vie, je n'ai jamais parlé de la guerre. Jamais.

Au soir de ma vie, ma petite fille de 17 ans –déjà – m'a demandé de l'aider à composer un devoir de philo sur le thème : " le juste et l'injuste ne sont-ils que des conventions ?"

Je lui ai raconté cette histoire.

 

*Goy : chez les juifs, nom donné aux non-croyants juifs. Par extension, non juif.

 

 Daniel Baron                                                             Thézan les Béziers le 7 juin 2005.

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